CHAPITRE 6 Les retrouvailles.
Même réarrangé, l’amphithéâtre était trop vaste. Il avait été conçu à l’origine pour accueillir cinq mille spectateurs assis en quart de cercle sur des gradins plongeant vers la scène centrale. Les parois irrégulières convergeaient vers un sommet conique, percé d’une épaisse lentille d’épiderme qui s’ouvrait directement sur le vide. De longues draperies carmin tombaient du plafond en couches gélifiées ; des concrétions osseuses jaillissaient du sol, offrant dans leurs creux une eau pure et glacée. Une odeur de sueur, vaguement sucrée, montait des recoins derrière la scène.
L’AnimalVille avait supprimé les cinq sixièmes des gradins depuis le haut, lissant l’effet d’escalier en déboîtant ses articulations pour que les rangées de sièges se fondent en vagues molles, couleur de sang séché. Il ne subsistait que le parterre et la moitié des deux rangées immédiatement supérieures, mais elles auraient pu accueillir quatre cents personnes, alors que la scène seule suffisait déjà à contenir tous les hôtes de la Ville.
Turquoise prétendait que les Retrouvailles avaient toujours été ouvertes à l’ensemble de l’humanité et que, s’il comprenait les considérations politiques poussant chaque Rameau à sélectionner chichement les membres qu’il y expédiait, il se devait de montrer qu’elles ne se justifiaient d’aucun impératif technique. Il affirmait même que des milliers de Villes étaient prêtes à se joindre à lui pour héberger autant d’humains qu’il s’en présenterait. Pour Tachine, il s’agissait moins d’un franc mensonge que d’une vérité douteuse, et gratuite. Néanmoins, elle voulait bien croire que Turquoise et une centaine de ses semblables se souciaient encore de l’humanité et des Retrouvailles qu’ils avaient eux-mêmes instituées. Assurément, ceux-ci étaient déçus.
Je t’assure qu’il n’en est rien. Mais tu as raison sur un point : vous n’êtes pas le centre de l’univers.
Qu’aurait répliqué Érythrée, l’Érythrée de Contre-Ut ? Ah oui !
« Quel est l’équivalent d’anthropocentrique pour un AnimalVille ? »
Turquoise répondit du tac au tac :
Inconséquent.
« Le terme ne cacherait-il pas une certaine tendance à la fatuité ? »
C’est réellement ce qu’aurait dit Érythrée, ça ?
« À n’en pas douter. »
Quelle famille !
Un silence puis :
Tu t’inquiètes de son retard ?
Comme s’il ne le savait pas ! Tachine organisa ses pensées pour qu’elles ne formulent aucune réponse. Ses émotions suffisaient et la Ville y avait un accès permanent. Elle promena son regard sur la petite assemblée qui était en train de se constituer, avec maladresse et embarras, pour assister à cette parodie de cérémonie que personne n’orchestrait. À l’instigation de Turquoise, Sletloc et elle s’étaient pourtant rencontrés deux fois, en tant que porte-parole des communautés les plus représentées, pour convenir d’un protocole minimal. Durant ces deux très brefs entretiens, tenus ici même, le Mécaniste s’était montré enthousiaste, conciliant et rétif à tout formalisme. Par la suite, alors que l’I.A du vaisseau de Nadiane avait demandé délai sur délai afin que sa passagère fût en état de participer aux Retrouvailles, il avait paru irritable et de plus en plus pressé de se débarrasser d’une corvée diplomatique sans enjeu. Maintenant, il était le dernier Mécaniste à ne pas avoir rejoint l’amphithéâtre.
Après s’être excusé du retard de l’Armurier, son conseiller, le très martial Tlaxa, avait pris place derrière une table installée dans le quart nord-est de la scène (selon sa propre et arbitraire nomenclature cardinale), dos à ce qui avait jadis été l’une des entrées des artistes. Tachine et Jdan se tenaient dans le quart nord-ouest, à six mètres des Mécanistes. Nadiane était perchée sur un bourrelet à peu près plat, surmonté d’une crête osseuse percée d’un trou où passait son flagelle. Son épiderme la démangeait au contact de celui de la Ville et elle devait faire appel à toute sa discipline pour ne pas se gratter. Quant à Gadjio, Turquoise l’avait isolé au fond de la scène. Ses jambes étaient prisonnières d’un étau de chair qui les massait avec douceur. Le fragment d’armures se tenait tranquille mais la Ville ne voulait prendre aucun risque. Le Passeur des Morts gardait la tête levée vers le ciel, indifférent en apparence à ceux qui l’entouraient.
Notre Mère a un cadeau pour toi, lui avait glissé Turquoise avant de l’engloutir. Tu as toutes les raisons du monde de nous en vouloir pour ce que tu as déjà reçu, je le sais. Mais l’embiote n’est pas seulement un parasite inévitable, c’est une prise directe vers les Villes et leurs secrets. Ceux de Notre Mère en particulier.
« Tu veux dire…»
Oui, Gadjio, ta fille. Tu ne pourras plus jamais ignorer sa présence.
Après divers tâtonnements, chacun avait fini par trouver sa place. S’il s’était agi de tenir un débat contradictoire devant un public partisan et partagé, cette disposition n’eût pas été parfaite, mais elle respectait une certaine forme de logique. Dans le cadre de ce qu’ils avaient à échanger, elle n’était même pas pratique. Égarés par petits groupes sur les trois premiers niveaux de gradins, vingt-quatre Mécanistes et dix-huit Organiques s’efforçaient de paraître décontractés et patients. Toutefois, il était visible que les Artefacteurs doutaient de l’intérêt tant du fond que de la forme de ce cérémonial, et que la répartition pseudo aléatoire des Mécanistes dans l’amphithéâtre était stratégiquement désordonnée.
« Si, d’une manière ou d’une autre, nous sommes représentatifs de l’humanité, songea Tachine, alors, en tant que groupe, l’humanité est pitoyable. »
Elle s’attendait à ce que Turquoise lui donne la réplique. Il ne s’en priva pas :
Si l’humanité avait été un groupe, nous n’aurions pas eu à vous offrir la Dispersion. Et si vous êtes ici représentatifs de quelque chose, c’est uniquement de cette Dispersion. Sauf peut-être Gadjio, à qui il ne manque qu’un appendice caudal et une greffe neurale pour être le premier humain cosmopolite malgré lui.
Et le plus pitoyable d’entre eux.
Contrainte et épanouissement font mauvais ménage. Il semble que l’être humain – mais cela concerne toutes les espèces scientantes, crois-moi-ne trouve sa plénitude que dans le libre arbitre et que sa quête du bonheur individuel dépend étroitement de son exercice de l’autodétermination… dont les excès le conduisent parfois au suicide ou à l’extermination. Tiens, que penses-tu de la Connectée et de son chevalier servant ?
Deux Mécanistes se tenaient derrière Nadiane, debout, très raides, les mains croisées dans le dos, mais la question de l’AnimalVille ne concernait qu’un seul d’entre eux. Celui aux pieds duquel reposait l’étui contenant les cadeaux connectés. Celui qu’Érythrée trouvait si différent des autres. Tachine essaya de l’étudier comme elle l’eût fait de n’importe qui, elle s’efforça même de discerner dans la noirceur et l’immobilité de son armure d’infimes mais subtils détails qui lui auraient donné à penser qu’il était plus qu’un soldat anonyme. Elle ne décela rien. Ni geste, ni regard, ni frémissement. Il était aux ordres, point.
Nadiane, par contre, tournait de temps en temps la tête vers lui, comme pour s’assurer qu’il était toujours là, et la pâleur maladive de ses traits cachait mal les questions qu’elle se posait à son sujet. Elle était dubitative et inquiète. Elle donnait l’impression d’avoir découvert quelque chose en laquelle elle ne pouvait croire.
« Pour être franche, je n’en pense rien. Nadiane ressemble à un fantôme sur le point de s’évaporer et le Mécaniste à une caricature de Mécaniste. Bon sang ! Combien de temps Sletloc va-t-il encore nous faire attendre ? Et que fiche Érythrée ? »
Elle savait que la Ville ne répondrait pas à ces interrogations. C’eût été déroger à son très fantasque sens de l’éthique – Turquoise n’était pas d’une discrétion exemplaire sur l’intimité de ses hôtes, mais il marquait un point d’honneur à ignorer ce genre de sollicitations. Elle se leva, contourna la table et s’approcha de celle où était censé se tenir l’Armurier. Puis elle se pencha vers son supposé conseiller.
— Excusez-moi, Tlaxa, murmura-t-elle, mais cette jeune femme est malade (elle désignait Nadiane) et vos amis comme les miens commencent à s’impatienter. Si Sletloc n’est pas en mesure d’assumer ses fonctions, je vous serais reconnaissante d’officier à sa place.
Elle avait soigneusement choisi ses mots pour le placer dans une situation intenable vis-à-vis de la hiérarchie mécaniste. Il ne pouvait pas remplacer l’Armurier, il n’en avait ni le mandat ni la compétence. Il ne pouvait pas davantage ignorer la requête. Il s’en tira de la seule façon possible :
— Je dépêche immédiatement quelqu’un et je vous renouvelle nos plus plates excuses.
Tachine n’en demandait pas plus.
Sletloc était indécis et son indétermination n’avait pas d’issue qu’il fût certain de maîtriser. Il détestait ça. Il détestait tout ce qui sortait du cadre défini et tout ce qui n’était pas dûment quantifiable. L’arrivée du Charon bouleversait jusqu’à ses pires prévisions. Il ne savait pas quoi faire de lui. Pour l’instant, seuls les Mécanistes étaient au courant de sa présence ici. Malheureusement, Turquoise l’était aussi. Or tout ce qui rendait son problème insoluble résidait dans ce seul énoncé : Koriana ne pouvait pas disparaître sans que Turquoise le sache.
Et l’arrogance du vieillard était inimaginable. En faisant grincer son exosquelette incroyablement primitif, il lui avait tendu l’armure mutilée en disant : Considérez ceci comme mon cadeau de retrouvailles. La preuve d’un échec est toujours un don précieux puisqu’il vous permet de vous améliorer. Remerciez-moi !
Sletloc n’avait pas su quoi répondre. La trêve des Retrouvailles lui interdisait de le tuer. Elle l’empêchait même de le laisser mourir, ce qui aurait de toute façon pris trop de temps, malgré l’état de délabrement du vieillard. Au mieux, il pouvait le tenir au secret et lui mettre un bâillon sur la bouche. Car il lui suffisait de parler de leur accord. Il lui suffisait de dire à haute voix ce qu’aucun AnimalVille ne devait entendre.
Mais que se passerait-il si Turquoise réclamait la présence du Charon dans l’amphithéâtre ? Comment réagirait celui-ci face au Passeur des Morts ? Il était incapable de se contenir. Il n’y avait qu’à juger de l’arrogance avec laquelle il exigeait de Sletloc son armure enfin intègre ou une armure identique ! Sénile et dément, au dernier degré.
L’Armurier lui avait accordé un quart d’heure d’entretien dès que Tlaxa l’avait ramené. Un quart d’heure pendant lequel il avait supporté l’alternance de ses menaces et de ses jérémiades, tout en lui expliquant qu’il n’était pas possible de reconstituer l’armure déchirée et qu’il ne disposait pas d’armure vierge dans la Ville.
« — Faites-en descendre une du Zéro Plus ! Donnez-moi celle de votre meilleur ingénieur ! Tous vos hommes sont sacrifiables, Sletloc, mais pas moi, parce que ce serait la fin de vos projets.
L’Armurier ne pouvait courir aucun risque tant que le Zéro Plus n’était pas déployé autour de l’étoile binaire. Il avait promis d’accéder aux revendications du vieillard. Il avait annoncé qu’il allait de ce pas donner les ordres nécessaires au vaisseau et il avait effectivement abandonné Koriana, dans la chambre que neuf Voltigeurs gardaient, pour appeler Hualpa depuis la navette.
À l’Ingénieur, il avait seulement résumé la situation et ordonné l’expédition immédiate de quatre escouades de Voltigeurs vers la Ville. Et, pour une fois, Hualpa n’avait pas cherché à tergiverser ni à oser la plus infime ironie. Lui aussi mesurait le danger. Lui aussi percevait l’urgence que renforçaient les alarmes des capteurs branchés vers l’étoile primaire. Sans compter qu’il devait se réjouir de voir une partie des Voltigeurs de réserve quitter son vaisseau. Le présomptueux.
Ensuite Sletloc était retourné voir Koriana pour lui assurer que son armure avait quitté le Zéro Plus et qu’il s’occuperait en personne de son conditionnement, ce qui devrait permettre au vieillard de l’endosser d’ici douze à quinze heures.
Difficile de dire si le Charon était dupe. Tellement difficile que, après l’avoir quitté sans le réduire au silence, l’Armurier avait conscience, malgré ses préparatifs, de n’avoir arrêté aucune décision et d’en être toujours incapable.
L’arrivée du messager, que Tlaxa lui avait envoyé pour l’informer que les Organiques s’impatientaient, le contraignit pourtant à en prendre une. Quelque chose comme une demi-mesure. Il se tourna vers le Maître Voltigeur qui avait la charge de Koriana :
— Attendez cinq minutes, comme pour me laisser le temps de m’éloigner, et entrez dans la chambre, seul. Secouez-le un peu, mais sans lui faire de mal et expliquez à cette vieille carne que beaucoup de Mécanistes désapprouvent mon manque de fermeté à son égard. Faites-lui peur. Qu’il comprenne bien que sa vie ne dépend que de ma bienveillance et que s’il ne tenait qu’à Tlaxa, à vous ou aux autres Maîtres de Voltige, il serait déjà mort. Ensuite attachez-le sur le lit et bâillonnez-le.
Pour toute marque de son acceptation et de sa compréhension des ordres, le Voltigeur hocha sèchement la tête.
— Quand je reviendrai, je serai obligé de vous passer un savon en sa présence. Je vous mettrai aux arrêts, je vous informerai que j’exigerai des Comices qu’ils vous retirent le privilège de Maître et je vous giflerai sévèrement. Il va de soi que tout cela sera fictif.
Une étincelle d’amusement traversa les yeux du Maître de Voltige. Pour l’Armurier, c’était l’assurance que le garde avait parfaitement compris sa mission. Il en conçut un intense soulagement.
L’arrivée de Sletloc sur la scène de l’amphithéâtre ne fut pas saluée par des soupirs – les Organiques savaient se tenir – mais elle fut particulièrement remarquée. Surtout qu’il ne s’arrêta ni à la table qui lui était impartie, ni devant celle des Organiques, mais devant celle de Nadiane, pour qui il s’inclina, sans exagération.
— Avoir tant de retard après vous avoir ainsi bousculée, j’espère que vous me pardonnerez.
Il avait l’air aussi sincère que si ses excuses ne s’adressaient pas en fait aux artefacteurs. Nadiane lui dédia un sourire.
— Nous avons tous nos contraintes.
Elle aurait juré le voir tressaillir, mais ce fut à peine perceptible. Il jeta un regard en direction de la mallette, hocha la tête et gagna enfin sa place, posant brièvement la main sur le bras de son Assistant, comme pour le remercier de s’être substitué à lui durant son involontaire absence. En fait, il se servait de l’interface de son armure pour lui transmettre plus d’informations qu’il n’aurait pu en subvocaliser avec sa greffe laryngale.
— Je vous remercie de m’avoir attendu, adressa-t-il à toute l’assemblée. J’en aurais beaucoup voulu à nos ingénieurs de m’avoir fait rater une seule seconde de cette cérémonie.
— Un problème ? s’enquit Tachine.
— Mineur, rassurez-vous. Une fuite dans le système de refroidissement d’un transducteur qui perturbe la qualité de l’atmosphère du Zéro Plus. J’ai dû prendre la décision d’évacuer le vaisseau le temps que les techniciens réparent. Les navettes devraient aborder la Ville d’ici une petite demi-heure, l’équipage est ravi. Tout va bien.
— Si de quelque façon nous pouvons vous être utile…
— Croyez bien que nous apprécions votre offre, Tachine, mais… (Il eut un sourire gêné)… il s’agit d’une technologie que nos ingénieurs devraient maîtriser sans assistance… euh… extérieure.
Manière de dire que les Mécanistes se passaient très bien de l’incompétence notoire des Organiques en matière de sciences et de technologies.
— Nous ne sommes effectivement pas très férus de… euh… mécanique, convint Tachine avec un sourire indubitablement espiègle. En tout cas, votre équipage est le bienvenu, et nous saurons l’accueillir comme il convient.
Manière de dire que, dans une Ville, les conditions étaient exclusivement organiques.
Malgré son épuisement et la difficulté qu’elle éprouvait à faire remonter les données congelées par Lya, Nadiane se serait beaucoup amusée de cet échange, s’il avait été moins évident que l’équipage si expressément évacué ne se constituait pas uniquement de soldats.
— Avant toute chose, reprit Tachine, notre hôte souhaite s’adresser à nous. Turquoise ?
La totalité de l’amphithéâtre vibra de ce qui ne pouvait être qu’un titanesque éclaircissement de gorge.
« La Ville ! » se dit Nadiane. « Merdétoile ! La Ville va nous parler ! »
Elle savait, elle avait toujours su que les AnimauxVilles daignaient parfois communiquer avec des humains. Ainsi, dans Symbiase, Iainzo était en quelque sorte leur interlocuteur privilégié, du moins celui qui traitait en général avec eux. Mais, même en venant ici, elle n’avait jamais songé que ses propres oreilles entendraient la voix d’une Ville.
— Si je parle trop fort… attaqua Turquoise en manquant de peu déchirer tous les tympans humains.
— Par pitié, l’interrompit Tachine en criant, baisse d’au moins cinquante décibels !
— Hum, excusez-moi. (Cette fois, tout en restant audible dans tout l’amphithéâtre, l’AnimalVille s’exprima avec beaucoup moins de puissance.) Je n’ai pas l’habitude d’user de ce mode de communication et il est très difficile de faire vibrer mon épiderme sur les bonnes fréquences. Comme ça, ça va ?
— C’est parfait, assura Tachine.
— Tant mieux.
La Ville donna une nouvelle fois l’impression de s’éclaircir la gorge et Nadiane comprit que l’exercice auquel elle se livrait avait été longuement étudié, et peut-être répété avec Tachine elle-même.
— Je serai moins long que mon prédécesseur, se lança Turquoise avant de lâcher un petit rire incongru. Mais vous ne vous en rendrez bien sûr pas compte, puisque aucun de vous n’était présent aux dernières Retrouvailles. Et pour cause, n’est-ce pas ? Je me demande parfois ce que serait une vie de Ville si elle était aussi foudroyante que les vôtres. Car ce qui est inconcevable pour nous, c’est la vitesse à laquelle vous consumez non pas vos existences mais ce qui leur donne un sens. L’entourage, l’environnement, la mémoire, les certitudes… Les certitudes ! Combien de fois me suis-je retrouvé perplexe, démuni, stupide face à votre art de la certitude ? Vous consacrez vos vies à composer des certitudes pour vous-mêmes et pour vos semblables. Vous courez après, vous les conservez jalousement, vous vous les échangez, vous les vendez, vous vous affrontez pour elles et vous les oubliez ou vous les jetez sans état d’âme. Sincèrement, en une vie, depuis celles rebelles de l’adolescence jusqu’à celles réactionnaires de la sénescence, en passant par toutes les convictions de contagion nées du fait établi, pour combien de certitudes différentes et contradictoires vous damnez-vous ? C’est inimaginable !
« Mais mon propos n’est pas de digresser sur mon ignorance et sur l’incompréhension qu’elle engendre. Il n’est même pas de vous parler de la Dispersion. La Dispersion comme les ségrégations qui l’ont motivée et qui perdurent vous appartiennent, vous en faites ce que vous voulez. Je veux juste attirer votre attention sur l’événement qui marquera ces Retrouvailles comme un événement similaire a déjà marqué les précédentes. La mort d’une étoile.
« Cette fin représente à la fois l’extinction d’une voix dans le chœur de l’univers et le tarissement d’une source de vie. Autant de métaphores, autant de symboles qui sont aussi loin de vos préoccupations que nous nous sommes éloignés d’eux. Car nous avons déjà oublié ce que vous n’avez pas encore découvert. L’univers est un écosystème, aussi instable et fragile qu’un biotope planétaire. Il évolue perpétuellement. Vous diriez que les lois physiques qui le définissent changent. Nous dirions que la trame qui le constitue se déforme.
« Certaines altérations sont « visiblement » locales, comme celles provoquées par une supernova. D’autres régionales, comme la rencontre de deux galaxies. D’autres se produisent sur des échelles plus vastes encore. Mais aucune n’est indépendante du tout. Les tensions exercées sur une ou plusieurs mailles déforment l’ensemble de la grille multidimensionnelle. En ce moment même, le Ban a disparu. Il attend, au cœur de l’étoile mourante, l’instant de sa renaissance.
« Voilà, je conclurai en disant que, en vous conviant à ces Retrouvailles, nous vous invitions moins à régler vos différends qu’à assister avec nous à l’un des événements majeurs qui jalonnent la mue de l’univers. J’espère que vous pourrez vous sentir concernés, au moins à votre échelle.
L’AnimalVille se tut et plus de deux minutes passèrent avant que quelqu’un comprît qu’il avait fini. Ou peut-être l’avait-il d’emblée compris et attendait-il qu’un autre prît la parole ? Nadiane doutait, par exemple, que Tachine fût moins vive que son compagnon, même si l’air de profonde perplexité qui marquait ses traits ne lui semblait pas moins sincère que l’ahurissement dans lequel le discours de Turquoise l’avait elle-même plongée.
Jdan s’était levé.
— Je me sens un peu déphasé, avoua-t-il pour stigmatiser la stupeur générale, et je ne sais pas très bien ce qu’il convient de dire. Difficile en effet de déclarer ces deuxièmes Retrouvailles ouvertes, alors que nous nous côtoyons en toute simplicité depuis l’équivalent de deux jours. Chacune de nos délégations est porteuse d’un message et de cadeaux officiels. Je propose donc que nous limitions les convenances en nous les délivrant avec cette même simplicité. Et, puisque nous connaissons tous l’état de fatigue de notre amie connectée, personne ne verra d’inconvénient à ce que je lui cède immédiatement la parole. Nadiane ?
Allongé sur le ventre, les jambes pliées vers le haut pour que ses pieds et ses mains soient noués du même lien, Janos Koriana n’avait qu’un très faible champ de vision. En fait, il ne voyait que le drap sur lequel sa joue gauche s’écrasait, le bord du lit, deux mètres carrés du pelage ras recouvrant l’épiderme du sol et l’angle inférieur d’une draperie incarnate. Le soldat, ou plutôt l’officier qui l’avait molesté avait pris un malin plaisir à l’attacher dans la position la plus inconfortable qui fût, après avoir déconnecté son exosquelette. Il ne vit donc pas l’Organique pénétrer dans la chambre. Il entendit juste le curieux mélange de bruit de succion et de déchirement que produisirent les muscles d’une paroi en s’écartant. Une paroi que ces imbéciles de Mécanistes prenaient pour un mur de prison et dont la Ville faisait évidemment ce qu’elle voulait. Dieu que leur bêtise était crasse !
S’il avait été honnête, Koriana eût dû admettre que lui-même ne savait que peu de chose sur les AnimauxVilles. Il ignorait, par exemple, qu’ils étaient capables d’altérer si vite et si profondément leur structure tissulaire. Et il s’en foutait. L’important était que Turquoise avait ouvert un passage secret pour que quelqu’un vînt le tirer de son inconfort. Que ce fût une Organique ne l’intéressait pas davantage. Elle n’était qu’une incidente dans le combat qu’il avait engagé contre sa propre mort.
Il sentit qu’elle tranchait la corde entre le nœud bloquant ses poignets et celui immobilisant ses jambes. Celles-ci retombèrent brutalement sur le lit. Mais elle ne desserra même pas le bâillon et le chargea en travers de ses épaules sans lui adresser un mot. Efficacité et silence. Il pouvait apprécier. Ensuite elle se glissa avec son fardeau dans la chair gluante et tiède de la Ville. Koriana se demanda combien de temps mettrait la plaie pour cicatriser. Il soupçonnait que les Mécanistes se retrouveraient face à un mystère insondable.
Quand Marine l’avait alertée, en se servant sans son accord de l’empathie de Notre Mère, Érythrée avait dû batailler avec Turquoise pour qu’il lui facilite la tâche. Pas plus que son congénère albinos, l’AnimalVille ne souhaitait prendre parti dans les affaires humaines, du moins dans celles qui concernaient leurs querelles et en tout cas pas de manière directe.
— Dégage-moi un passage ou je me l’ouvre toute seule, l’avait menacée Érythrée, le poignard à la main.
Tu vas précipiter un événement qui nous dépassera tous.
— Si je ne fais que le précipiter, c’est qu’il est inévitable, non ?
La forme qu’il prendra sera incontrôlable.
— Incontrôlable par qui ? Par toi, qui prétend ne pas avoir à t’immiscer dans nos mesquineries ? Merde, Turquoise ! Essaies-tu de me dire que vous êtes encore en train de jouer avec le destin de l’humanité ? La Guerre des Rameaux et la Dispersion ne vous ont pas suffi ?
Cela ne concerne pas que l’humanité.
— Mais le Troupeau en est seul juge.
Le Troupeau n’est pas plus une entité que l’humanité.
— Alors tu magouilles seul.
Presque.
— Comme moi donc. Et en l’occurrence, nous nous opposons. Bien. Nous réglons ça comment ? (Elle avait agité la lame.) Au couteau ou tu as autre chose à proposer ?
N’essaie pas de te faire plus méchante et déterminée que tu n’es. Nous savons tous deux que tu es incapable de me blesser.
— Non, je suis tout juste bonne à me noyer dans ton sang pour sauver ta petite copine… mais tu n’es pas près de m’y reprendre, rassure-toi !
Quand Marine s’en était mêlée, malgré la désapprobation de Notre Mère – mais la Ville avait beaucoup perdu de son emprise sur l’enfant, Turquoise s’était fait plus conciliant. Quand la fille du Passeur des Morts s’était mise à évoquer la méconnaissance qu’avait le petit groupe d’AnimauxVilles concernés de ce qu’ils pensaient devoir se produire, et qu’au moins l’un d’entre eux avait provoqué, Turquoise avait cédé, ne serait-ce que pour ne pas avoir à en révéler davantage à Érythrée. L’Artefactrice lui avait alors promis qu’il ne s’en tirerait pas aussi facilement et qu’elle reviendrait à la charge dès qu’elle aurait fait ce qu’elle avait à faire : conduire le Charon à l’amphithéâtre et l’amener, lui et les Mécanistes, à s’expliquer sur certaines embarrassantes tractations.
Dès qu’ils eurent rallié des boyaux moins poisseux, obscurs et étroits, Érythrée posa le Charon et le maintint debout d’un bras contre une paroi veinée, le temps de reconnecter les servomoteurs principaux.
— Je vais vous ôter votre bâillon. Ensuite nous gagnerons l’amphithéâtre dans lequel se tient la première réunion entre les représentants des différents Rameaux.
La fureur dans le regard du vieillard lui fit comprendre qu’il n’était pas au courant. Elle poursuivit :
— Pour notre sécurité à tous deux, je vous recommande le silence tant que nous n’aurons pas atteint l’amphithéâtre. Une fois là-bas, malgré votre rancœur j’espère que vous vous comporterez aussi dignement que votre charge l’exige, particulièrement en ce qui concerne Gadjio.
Les yeux du Charon manifestèrent sa compréhension.
— Je peux compter sur vous ?
Le Charon ferma longuement les paupières.
— Tant mieux, car de la même façon que j’ai accepté de vous tirer des griffes des Mécanistes, j’ai accepté de le protéger quoi qu’il en coûte.
Elle arracha le bâillon d’un coup sec. Une larme perla au coin de l’œil droit du vieillard, mais il ne se plaignit pas. Il se contenta d’une question posée sur un ton où ne perçait qu’un soupçon d’ironie :
— Qui donc peut bien s’intéresser à ce point à la vie du Passeur ?
— Sa fille.
— Elle est morte !
— C’est pourtant à elle que vous devez de ne plus être ligoté sur un lit.
Il eut une mimique d’étonnement.
— Ne cherchez pas à comprendre, le secoua Érythrée. Marine a survécu d’une façon que vous ne pouvez même pas imaginer. Elle ne vous croit pas plus capable de pardon que de compassion, mais elle craint que Sletloc ne soit pire que vous et elle sait qu’il est beaucoup plus dangereux.
— Sletloc m’a trahi !
Érythrée haussa les épaules.
— D’après ce que dit Marine, vous n’imaginez même pas à quel point ! Venez.
— Attendez. Que voulez-vous dire ?
— L’armure était piégée, Charon. Entière, elle aurait pris le contrôle de votre corps et de votre esprit. L’éclat que vous étiez prêt à récupérer sur Gadjio a failli le détruire et a si profondément altéré sa personnalité que vous ne le reconnaîtrez pas. Maintenant, il faut y aller.
Ainsi que l’avait souhaité l’Organique, la cérémonie se déroulait sur un rythme soutenu. Sletloc commençait pourtant à trouver qu’elle traînait en longueur. Un quart d’heure plus tôt, la Connectée lui avait remis son tribut de nanones. Il avait eu du mal à cacher sa jubilation lorsqu’il avait ouvert l’étui et découvert les récipients emprisonnés dans leurs champs de stase. Puis Nadiane lui avait tendu une sphère translucide dans laquelle était enchâssé un flocon de neige géant, d’un blanc aveuglant, qui avait poussé en apesanteur. Un ruban de minuscules diodes clignotantes ceinturait l’équateur de la sphère, à l’image du Réseau de Symbiase. Le symbole était incroyablement grossier.
— Nous sommes fragiles, avait dit Nadiane en lui remettant le flocon. Cette fragilité est notre cadeau.
Sletloc avait dissimulé son mépris de son mieux. Depuis, il attendait que vînt son tour de débiter son message hypocrite et de se débarrasser de la verroterie officielle : des prothèses de carbex originellement destinées aux Intendes pour certains travaux de force… des exosquelettes de membres ou de demi-membres, dont n’importe quel Mécaniste pouvait prendre le contrôle à distance pour les transformer en entraves.
Outre les usines à nanones des Connectés, il avait été gratifié d’un Memento Mori constitué d’une calotte crânienne noyée dans de l’or gris, que le Passeur des Morts avait dû piocher dans sa collection personnelle pour ne pas être en reste (un cadeau aussi oiseux que le discours qui l’accompagnait), et d’une perle de nacre noire de la taille d’un poing qu’une Organique, au crâne difforme et à la peau parsemée de touffes poilues, lui avait cérémonieusement offerte, les mains en coupe et les yeux brûlants de soulagement. Son armure avait beau lui affirmer que la perle ne recelait aucune bombe et aucun mécanisme espion, il ne ressentait rien de plus urgent que de la faire analyser.
Tachine était encore en train de délivrer le message des Organiques quand Sletloc l’informa que les renforts avaient pris position dans les coulisses de l’amphithéâtre. Il perçut distinctement la relâche musculaire de son Assistant et se détendit lui-même. Si un incident, maintenant improbable, venait à se produire, il maîtrisait la situation. Il se décida à prêter une oreille plus attentive à ce que la voix sereine de Tachine disait.
— … comme quatre espèces étrangères qui se respectent mais préfèrent s’ignorer. Loin de nous l’idée qu’il faut mettre un terme à la Dispersion, mais peut-être pouvons-nous à court terme multiplier les rencontres ou, du moins, instaurer un protocole de communication qui banalise les contacts entre Rameaux et démystifie ou démythifie les a priori concernant chacun. Il peut s’écouler des centaines, voire des milliers d’années avant que nous butions les uns sur les autres au cours de notre expansion. Il serait alors préjudiciable que nous soyons devenus encore plus étrangers que nous ne le sommes déjà.
Autrement dit : ne changeons rien. Sletloc admira en connaisseur. Au sein de la caste des Armuriers, il avait longtemps joué de l’art d’exposer les raisonnements les plus statiques en les présentant comme d’audacieuses avancées. Il se dit qu’un tel tour de force dialectique méritait d’être salué et écarta les bras pour applaudir, mais son élan d’ironique sympathie fut interrompu net par l’ouverture d’un opercule de cartilage sur le rebord de la scène : le trou du souffleur. Une demi-seconde plus tard, la chevelure de la fille de Tachine en émergeait, puis le crâne poli et marbré du Charon surmonté d’une couronne d’épines métalliques.
L’Armurier subvocalisa instantanément une rafale d’ordres qu’il espérait bien ne plus avoir à donner.
Koriana se laissa soutenir par Érythrée jusqu’en haut des marches, puis il se dégagea et s’avança dignement vers le centre de la scène. Tachine était interdite, Gadjio terrorisé. Le vieillard ressemblait à l’image de la mort des primitifs flamands, avec son exosquelette interminable qui lui allongeait les jambes et creusait sa poitrine. Sa respiration sifflait. Les crampons de métal de ses pieds tracèrent un sillage sanglant sur le sol brun.
Au calme dont il faisait preuve en le regardant dans les yeux, l’Armurier crut un instant que le Charon lui épargnerait le pire. Mais, lorsqu’il fut arrivé à sa hauteur, le vieillard pivota brutalement vers le Passeur et hurla :
— Trahison !
Puis il revint sur Sletloc et, du même doigt avec lequel il avait dénoncé Gadjio, il répéta avec encore plus de force :
— Trahison !
Les phrases qu’il avait préparées dans son esprit furent balayées par un flot de haine hystérique :
— Croyiez-vous vous en tirer comme ça, Sletloc ? Pensiez-vous sérieusement échapper à ma colère ? Et toi, mangeur de cadavres, pilleur de tombes, qu’as-tu vendu pour…
Sletloc saisit le premier objet à sa portée. La sphère contenant le flocon frappa le vieillard à la tempe gauche, avec une telle violence que celui-ci décolla du sol et s’écrasa aux pieds de Gadjio. Les servomoteurs crissèrent frénétiquement en essayant de le remettre debout. La sphère roula sur le sol et se fendit.
Les Voltigeurs de réserve envahirent la scène. Ceux de la salle se répandirent autour des Organiques. Tous étaient en configuration de combat, au maximum des capacités de leurs armures. Aucun de leurs adversaires n’avait esquissé le moindre geste et leur impassibilité était tellement inexplicable que l’Armurier mit plusieurs secondes à comprendre qu’ils ne bougeraient pas. Ils s’attendaient à ce coup de force et ils s’y étaient préparés ! La Ville, bien sûr ! La Ville les avait prévenus de l’arrivée des escouades de réserve comme elle les avait avertis de la présence de Koriana !
— Turquoise ! hurla Sletloc. Si tu tentes quoi que ce soit, j’exécute tout le monde !
Seul le silence lui répondit, un silence mat et oppressant. Sletloc s’avança au milieu de la scène, à l’endroit même où s’était tenu le Charon avant qu’il ne le fasse taire. Il ne ressentait aucune peur. Il se méfiait. Il parcourut le visage de ses prisonniers un à un, en commençant et en terminant par Tachine. Les mains croisées sur la table, la tête droite, elle était encore plus immobile que ses semblables. Elle ne le suivait même pas des yeux, elle attendait que son regard revienne sur elle.
— Que va faire la Ville ? lui demanda-t-il.
— Rien. Elle vous l’a dit : nos affaires ne la concernent pas.
— Elle vous a pourtant informés que nous détenions le Charon !
— Elle n’y est pour rien, intervint Érythrée. J’ai aperçu vos hommes le transférer vers vos quartiers. En fait, Turquoise a même cherché à m’empêcher de le libérer. Je comprends maintenant pourquoi.
Érythrée était figée debout à moins de trois mètres de l’Armurier. Comme les autres, elle suivait scrupuleusement le conseil mental de Turquoise.
Ne résistez pas. Ne leur offrez aucune tentation de vous massacrer. J’espérais que nous n’en arriverions pas là, car je suis incapable de vous venir en aide sans avoir à regretter la perte de la majorité d’entre vous.
Les Mécanistes étaient de toute façon trop nombreux pour que, en cas d’affrontement, un seul artefacteur s’en tirât intact.
— Sletloc, reprit Érythrée, tâchons de maîtriser cet… incident. Le Charon est gravement blessé.
— Et alors ?
— S’il y a mort d’homme, la Trêve sera rompue. Les Villes renonceront à leur neutralité. Vous comprenez ?
Sletloc comprenait surtout qu’il devait tout faire pour que la Trêve se prolonge jusqu’à ce que le Zéro Plus soit déployé. Après, le comportement des Villes n’aurait plus la moindre importance. Il subvocalisa un ordre. Les Voltigeurs qui se trouvaient sur les estrades rejoignirent la scène. Il ordonna alors aux prisonniers de tous descendre dans la fosse et de s’asseoir dans la première rangée de fauteuils. Puis deux de ses hommes ramassèrent le Charon et l’emportèrent dans les coulisses.
— Puisque vous tenez tant à vous occuper de Koriana, venez avec moi, ajouta-t-il à l’intention d’Érythrée avant de se retourner.
Érythrée ne broncha pas.
— Il faut aussi ramener Nadiane dans son vaisseau. Elle ne tiendra pas longtemps sans son assistance.
L’Armurier tourna juste la tête.
— N’en faites pas trop.
— Cela ne vous coûte rien.
— Ma fille a raison, s’en mêla Tachine. Nadiane souffre de déconnexion et cela risque de s’aggraver. Son appareil est équipé pour la prendre en charge.
Sletloc subvocalisa un ordre pour Tecamac. La requête des Organiques lui suggérait une idée à laquelle il s’étonna de ne pas avoir pensé avant.
— Soit. Koriana et la Connectée seront portés dans le Nexarche, sous la responsabilité médicale de votre fille… et la surveillance de mes meilleurs hommes.
Il était après tout beaucoup plus facile de conserver un otage organique dans l’engin connecté que dans une Ville de chair. Il n’eut pas besoin de s’assurer que Tachine avait très bien saisi le message.
Tecamac agissait par automatismes, et ce n’était pas seulement qu’il se contentait de répondre aux commandements de Sletloc, de Tlaxa ou de Chetelpec. Il avait perdu pied lorsqu’il avait vu l’Armurier s’emparer du flocon pour le projeter sur le Charon. Jusque-là, même s’il ne comprenait pas ce qu’il voyait et ce qu’il entendait, il avait considéré la situation comme normale, orchestrée et gérée par ceux qui avaient la responsabilité de ces très étranges Retrouvailles. Dès l’instant où Chetelpec lui avait intimé de passer en mode de combat rapproché (alors que la sphère de verre n’avait pas encore quitté la main de l’Armurier,) il avait eu la sensation que son esprit s’écartait de son corps, ou que celui-ci n’avait plus à tenir compte de celui-là. La guerre avait commencé. Il était devenu un soldat anonyme. Il obéissait.
Mais de quelle guerre s’agissait-il et pourquoi n’y avait-il pas eu de combat ? Pourquoi les Organiques étaient-ils restés passifs ? Pourquoi personne, à part lui, ne semblait surpris ? Dans quel camp se trouvait Nadiane ? Quelle perversion de la personnalité le poussait à s’inquiéter de la Connectée alors que le Mécanisme était en cause ?
Cette dernière question était la seule à laquelle il pouvait répondre et, si son Maître en avait connu la réponse, il aurait eu honte de lui. Mais lui ne s’en formalisait pas. Il s’était seulement senti soulagé lorsque l’Armurier lui avait ordonné d’escorter Nadiane, l’Organique et le Charon jusqu’au Nexarche, et de veiller à ce qu’ils n’en sortent pas.
« Tu réponds d’eux sur ta vie, lui avait communiqué Chetelpec par le canal de leurs armures. Moi, je dois suivre Sletloc. Fais-moi honneur. »
Un vieillard mourant, une malade aux os fragilisés par la pesanteur et une Organique dont le parasite ignorait tout des particularités de Tecamac. Le garçon s’étonna que le vieux Maître fût si solennel.
Tecamac avait atteint la plénitude de ses capacités. Il était enfermé avec ses trois prisonniers dans une boîte de métal inerte et exiguë. Aucun d’eux ne pouvait faire le moindre geste à son insu, aucun murmure ne pouvait lui échapper. Il ne s’était pourtant jamais senti aussi peu sûr de lui.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? » demanda-t-il à son alter ego armorial.
Nous n’avons pas été formés à garder des agneaux.
« Frustration ? »
Incompréhension.
« J’ai peur de ne pas comprendre. »
C’est exactement là qu’est le problème.
Tecamac reçut l’assertion comme une gifle, mais il ne riposta pas. L’armure était aux prises avec le même désarroi que le sien et la définition qu’elle en donnait reflétait une réalité indéniable. Ils avaient peur et cette peur ne faisait pas partie de celles que les Mécanistes apprenaient à combattre dès l’enfance.
Nadiane, agenouillée sur un bloc de mousse, ne parvenait pas à retrouver son état normal. Le filet d’informations qui jaillissait de Symbiase-Copie s’était dangereusement appauvri. Elle comprit que son frère avait encore fractionné la simulation. L’illusion d’une présence en continu dépendait de la puissance de calcul disponible. Les personnalités numériques, hachées en temps partagé, perdaient peu à peu leur cohérence et se défaisaient en un ensemble de tropismes agaçants. De simples personæ babillardes et inutiles.
Nadiane n’avait pas l’habitude de penser plus vite que le reste de l’univers et cela la terrifiait. C’était peut-être ce qui provoquait l’effondrement de Lya : le sentiment d’être seul au sommet de la trajectoire, sans possibilité de transcendance. Pour faire naître une I.A de nouvelle génération, il fallait mobiliser la totalité des I.A disponibles afin de créer une matrice virtuelle assez large pour l’incuber. Lya savait qu’elle n’était qu’une étape vers la perfection mais le projet Éternité l’obligeait à demeurer sans descendance. Et elle n’avait pas supporté cette idée.
Durant l’échange mental, Tecamac s’était avancé vers le bloc de commandes. Nadiane tendit la main pour le retenir et suspendit son geste en voyant le carbex se hérisser sous ses doigts.
— Ne me touchez pas ! (Contemplant les rides du métal sur son bras, là où les doigts de Nadiane avaient failli se poser, il fronça les sourcils comme si quelque chose lui échappait.) Vous n’auriez pas dû provoquer cette réaction… Votre intelligence du bord est-elle responsable de ça ? Pourquoi essaie-t-elle de communiquer avec mon armure ?
— Lya a besoin qu’on l’écoute, répondit Nadiane en jonglant avec les possibilités réduites qui lui étaient offertes. Elle n’est pas en train de vous envahir, elle veut juste échanger des données fraîches.
« Comme je la comprends », se dit-elle avec amertume. Les signaux en provenance de son propre corps devenaient alarmants. Elle allait avoir besoin d’un système permanent de régulation endocrinienne pour l’empêcher de céder au mal de la déconnexion. Les données qui transitaient par son flagelle avaient la même consistance que les rations de survie prémâchées des modules de secours.
Elle serait bientôt réduite à utiliser son scaphe, qui lui fournirait un semblant de protection. En songeant à cela, elle réalisa qu’elle était à moitié nue, les pixels de sa peau inactifs comme de la neige électronique au cœur d’un hologramme. Elle n’émettait rien, elle était presque transparente.
— Mon armure a aussi besoin d’être peuplée, dit lentement Tecamac, et Nadiane eut du mal à renouer le fil de leur conversation. Elle est la première de sa lignée, elle n’abrite personne d’autre que moi.
— Vous supportez d’être seul ?
— Il n’existe pas d’autre choix !
Nadiane secoua la tête. Ils étaient si loin l’un de l’autre que cela lui donnait le vertige. Elle voyait l’endroit exact où rebondissaient leurs silences. C’était comme un impénétrable mur de vent.
— Devons-nous vraiment nous parler ? demanda Tecamac en écho. Je veux dire, est-ce que ce n’est pas… illusoire ? Artificiel ?
Il déplia les doigts, l’air concentré, comme s’il vérifiait le bon fonctionnement d’un mécanisme délicat. Sa paume de carbex était lisse, il lui manquait une ligne de chance. Nadiane haussa les épaules :
— Je suppose que nous n’avons pas le temps de bâtir des règles d’échange. Les messages essentiels ont été transmis et je pense que vous ne répondrez à aucune de mes demandes.
— Que voulez-vous savoir ?
La question la dérouta. Elle n’avait pas vraiment eu le temps d’y réfléchir.
— Vous m’avez espionnée, quand je suis sortie. Pourquoi ?
— Vous étiez l’ennemi, biaisa Tecamac.
— Et ?
— Vous l’êtes toujours.
Une crispation soudaine durcit sa mâchoire, puis le carbex envahit doucement ses joues et son visage. Un rideau impénétrable s’abaissa devant ses yeux aux pupilles contractées. L’armure devint lisse comme un écran ouvert sur le néant.
Nadiane eut l’impression qu’on tranchait un des derniers fils qui le maintenaient en vie. Dans l’univers étroit du Nexarche, empli de son propre désordre et de toutes les traces de chimie personnelle qu’elle y avait semées – urine, vomissements, sueur et larmes – elle se vit en train de se perdre et s’en effraya. Lya ne reflétait plus rien sur les parois autour d’elle. Lorsqu’elle baissa les yeux vers le torse du guerrier mécaniste dont les postures étaient une langue étrangère qu’elle n’avait même plus envie de déchiffrer, elle fut prise d’un frisson incoercible.
À cet instant précis, le Charon poussa un long soupir qui s’acheva en crachotement.
— Il ne reprendra pas conscience, annonça Érythrée.
De là où il se tenait, Tecamac ne voyait que le haut de son corps – elle était agenouillée à côté du vieillard allongé à même le sol, près du rack médical dont les extensions palpaient sa poitrine et ses reins. Il s’avança :
— Comment pouvez-vous en être sûre simplement en l’examinant ? Même un médecin ne…
Elle se tourna vers lui et s’écarta légèrement pour qu’il vît sa main sur le visage du Charon, sa main dont les doigts disparaissaient dans le crâne du vieillard. Tecamac eut un geste de recul. On lui en avait pourtant beaucoup dit sur les facultés répugnantes des Organiques ! Mais ça !
— Il était déjà fragilisé par une tumeur importante et une maladie dégénérative des astrocytes. Deux anévrismes se sont formés à la suite du choc et je ne peux pas résorber l’un sans rompre l’autre. Par ailleurs…
— Je vous crois.
— Bien. (Elle se redressa.) Tu veux savoir combien il lui reste à vivre ?
Tecamac hocha la tête, non sans surveiller les signes infimes qui annonceraient qu’elle se jetterait sur lui.
— Ne le lui dis pas ! murmura Nadiane.
Érythrée lui sourit.
— Pourquoi ?
— Il préviendrait Sletloc.
Le sourire de l’Organique s’élargit.
— Comment ? Les communications Mécanistes ne franchissent pas les parois de Turquoise et il ne peut pas quitter le Nexarche. Il n’est pas moins prisonnier que nous, tu sais ? N’est-ce pas, Tecamac ?
Difficile de ne pas en convenir, mais le Mécaniste savait des choses que ses prisonnières ignoraient. Que Sletloc embarquerait pour le Zéro Plus dans les minutes qui venaient, par exemple, et que Tecamac était parfaitement capable de se servir du Nexarche pour communiquer avec l’astronef.
— Combien de temps ? demanda-t-il.
Érythrée fronça les sourcils.
— Ainsi tu penses pouvoir joindre Sletloc. Les rats quittent la Ville, c’est ça ? Non, bien sûr que non… juste Sletloc. Il refile les otages à Tlaxa. Il vous laisse assumer seuls les conséquences de sa félonie. Bon sang, Tecamac ! Comment pouvez-vous confier la destinée du Mécanisme à de pareils lâches ?
Elle renifla et s’adressa à la Connectée :
— Voilà ce qui arrive quand une collectivité exclut les femmes de sa prise en charge. Tu imagines ça ? Toute une communauté qui vampirise ses membres parce qu’elle ignore qu’ils sont ses enfants… Elle devrait les choyer comme la chair de sa chair et elle en use comme de la chair à canon.
Nadiane était aussi ahurie que Tecamac mais un flot de données hachées remonta le long de son flagelle. La simulation d’Hazène comprenait parfaitement ce que l’Artefactrice était en train de faire. L’étau qui emprisonnait la poitrine de la Connectée se desserra.
— Pour avoir abandonné le pouvoir aux hommes, dit-elle, les femmes de Titlan portent la même responsabilité qu’eux dans les dysfonctionnements de la société mécaniste.
— Tu veux dire que c’est une forme de démission ? À l’origine peut-être, mais que veux-tu qu’elles fassent avec leurs dents et leurs ongles contre… (Elle secoua deux fois la tête…) contre cette espèce de carapace qu’ils n’ôtent même pas pour pisser ?
— Elles les éduquent, non ? Elles pourraient leur apprendre la tendresse, la compassion, l’amour…
— Tu te vois faire l’amour avec ça ?
Nadiane n’eut pas à se forcer pour avoir l’air dégoûté.
Dans son armure, Tecamac frissonna. Des coulées de sueur froide descendirent depuis sa nuque jusqu’à ses reins. Il revivait le moment où Tecamac s’était ouvert pour accueillir Zezlu, il sentait le grain de sa peau contre sa peau et le mélange de leurs sueurs, et l’émail de ses dents, et le goût de sa salive. Il revivait ce que si peu de Mécanistes avaient vécu avant lui. Et il revoyait le corps fracassé de la geisha sur la margelle de la fontaine. Alors, enfin, il assuma le deuil de Zezlu.
Malgré la couche d’aérogel qui masquait son regard, Nadiane et Érythrée virent que Tecamac pleurait.
— Trop tard pour revenir en arrière, dit sombrement Sletloc. Le déploiement aura lieu plus tôt que prévu.
L’Armurier avait plaqué son armure contre celle de Tlaxa pour lui transmettre ses ordres. Ainsi arc-boutés, crâne contre crâne, ils ressemblaient à deux fauves en train de s’affronter pour le contrôle de la horde.
— Je retourne à bord. Turquoise est désormais sous votre responsabilité.
— Les otages ?
— Sacrifiables. Je veux que le troupeau se tienne tranquille et qu’il laisse le Zéro Plus rejoindre les abords de l’étoile. Utilisez tous les moyens à votre convenance pour assurer cet objectif. Y compris Tecamac. Je l’ai volontairement maintenu à l’écart en lui confiant la garde du Nexarche mais les particularités de son armure en font une arme absolue contre les Organiques.
— Bien compris. Armurier.
— Empêchez le Charon de communiquer avec qui que ce soit jusqu’à ce que le vaisseau soit hors de portée. Il en sait trop…
— Est-il utile de le garder en vie. Monsieur ?
— Je vous l’offre. (Sletloc haussa les épaules, puis se ravisa.) Non, rectification : sa mort risquerait de déclencher une réaction disproportionnée de la Ville. Gagnez du temps, donnez-leur l’illusion qu’une réconciliation est encore possible, jusqu’au tout dernier moment.
« Puis, quand la Toile sera tissée, vous pourrez vous mettre en chasse !
Enfin déchargé du rôle de composition que l’Armurier l’avait contraint à tenir depuis qu’ils étaient dans la Ville, Tlaxa rayonnait, et ses Maîtres de Voltige avec lui. Les Voltigeurs, eux, se contentaient du plaisir de l’action, même si celle-ci se limitait à une domination écrasante sans réelle démonstration de puissance. Ils avaient vaincu sans combattre parce que leur supériorité était évidente. Ils soumettaient avec jubilation.
« Nous aussi, nous avions des cadeaux à votre intention, avait triomphé l’Assistant de Sletloc après que celui-ci lui eut confié la garde des prisonniers. Ce serait injuste de vous en priver, n’est-ce pas ? »
Un par un, il avait contraint les Organiques à enfiler les gantelets et les guêtres de force, puis il avait subvocalisé l’ordre de verrouillage et les prisonniers avaient senti leurs membres se figer dans les étaux de carbex. Avant-bras paralysés sur les accoudoirs des fauteuils, pieds cloués au sol et jambes entravées, ils n’étaient plus que des statues soumises. Cette soumission, cette absence de dignité écœuraient Tlaxa. Aucun d’eux ne s’était débattu, ni n’avait protesté. Ils étaient pétrifiés, dociles et, bien qu’il ne leur eût pas imposé le silence, parfaitement muets. Rapidement, cette passivité dont il ne tirait qu’une faible jouissance l’agaça. Puis il se demanda ce qu’elle cachait, jusqu’à ordonner à deux Voltigeurs de vérifier l’intégrité des entraves, jusqu’à ce que le doute l’envahît et qu’il se transformât en soupçon.
Il se planta devant Jdan.
— Pourquoi avez-vous refusé le combat ?
— Nous respectons la trêve des Retrouvailles.
La voix de l’Organique était aussi assurée et tranquille que s’ils discutaient en toute convivialité.
— La trêve est brisée.
— Ce n’est pas à nous d’en décider, s’immisça Tachine sur le siège accolé à celui de Jdan.
Il la gifla d’un revers de la main.
— Taisez-vous ! (Il revint aussitôt au mâle :) Et que ferez-vous lorsque Turquoise aura officiellement déclaré la trêve rompue ?
Ce fut encore Tachine qui répondit :
— Nous tenterons de vous raisonner.
Il se déplaça vers elle et lui asséna deux aller-retour qui lui ballottèrent le crâne d’une épaule à l’autre. Puis il lui releva le menton et se pencha vers elle pour la toiser de très près.
— Vous avez quelque chose à ajouter ?
Un filet de sang s’échappa de la commissure de ses lèvres.
— Je constate que nous éprouverons quelque difficulté, mais je ne désespère pas…
Cette fois il lui éclata le nez d’un coup de poing et il se redressa brutalement.
Aucun Organique ne bronchait. Ils regardaient pourtant tous dans la direction de sa victime et ils ne pouvaient avoir aucun doute sur la masse sanguinolente qu’elle avait maintenant au milieu du visage.
— D’autres amateurs ?
Tachine cracha un mélange de morve et de sang.
— Vous devriez me tuer, Tlaxa. Je suis très rancunière.
Il leva de nouveau la main, mais celle-ci resta un moment en l’air avant de revenir à sa position initiale. Le nez de l’Organique était en train de se reformer, à vue d’œil.
— Donnez-moi seulement une occasion !
Dès l’arrivée du Charon, Gadjio avait tenté de se libérer de l’étreinte de Turquoise mais la Ville avait resserré sa prise sur ses jambes. Ne bouge pas. Tant que je ne sais pas exactement ce qui se passe, j’ai besoin de vous avoir tous sous contrôle. Impuissant, le Passeur s’était contraint au calme.
Puis la situation avait commencé à dégénérer.
Deux Voltigeurs s’étaient postés dans son dos et il sentait leurs regards méprisants posés sur lui pendant l’interrogatoire des Organiques. Il comprenait ce à quoi il assistait ; simplement, cela ne le concernait pas. Tout au plus s’étonna-t-il que Tlaxa prît la peine de frapper Tachine. Non qu’il n’en fût pas choqué, mais son indignation n’impliquait aucune émotion. Même l’Éclat d’armure ne parvenait pas à expliquer le geste du Mécaniste.
Les Organiques étaient vaincus, paralysés, et la maîtrise de leurs tissus était telle qu’aucun tortionnaire ne pouvait efficacement exercer de pression physique sur eux. Ils contrôlaient leurs souffrances et s’autorégénéraient à une vitesse démoralisante. Qu’espérait Tlaxa d’une démonstration de force ?
À défaut d’en abuser, il use de son pouvoir. Plus exactement, il le teste, autant qu’il teste l’impuissance des artefacteurs, et la mienne.
Sporadiquement, Turquoise lui lâchait quelques phrases, comme pour l’aider à se tenir tranquille. La réplique de Gadjio fut sardonique :
« Ton impuissance ? Le fou ! »
Je suis impuissant. Je le suis même à un point dont ni Sletloc ni lui n’ont idée.
Gadjio avait accompli son devoir de convivialité. Il avait fait l’effort d’une réplique, il n’était pas obligé de se violer pour en inventer une autre. Puisque la Ville désirait entretenir la conversation, c’était à elle d’en assurer le plus gros volume.
Je ne peux pas intervenir sans mettre vos vies en péril.
Gadjio avait repris la contemplation de la noirceur étoilée qui coiffait l’amphithéâtre.
Je ne peux même pas assurer la sécurité de Notre Mère. La situation a l’air plus grave que prévu. Sletloc vient de partir… Tiens-toi tranquille jusqu’à ce que je te fasse signe, c’est tout ce que je te demande !
La vue de l’étoile binaire l’aidait à oublier le sympathe qui l’aidait à oublier l’embiote qui lui-même circonvenait l’Éclat d’armure. Ce n’était pas très harmonieux, mais cela ressemblait à un de ces arbres de souvenirs qu’il fallait effeuiller, élaguer, bonsaïfier pour en extraire l’image du défunt. Le sympathe, l’embiote et l’Éclat ne méritaient pas de figurer dans sa personæ. Gadjio décida de jouer son rôle de Passeur des Morts vis-à-vis de lui-même. Il s’imposa de se souvenir des choses essentielles le concernant, de dégager de sa gangue mémorielle sa propre essence. Le sympathe l’avait déjà compris : il ne ronronnait plus, il était niché contre son ventre et il s’abreuvait de la paix que lui apportaient ses divagations.
… Une étoile qui volait à l’autre la matière dont elle avait besoin pour continuer à se consumer jusqu’à l’explosion… Des Villes qui s’appariaient dans tous les interstices possibles, avec une imagination seulement limitée par les effets moralisateurs de la gravité… Des rameaux humains dispersés depuis trop longtemps, venus se combattre ou se trahir sous le masque des Retrouvailles… Lui-même, un accouplement forcé entre le métal et la chair, qui se raccrochait au souvenir de sa fille arrachée à la mort pour ne pas devenir fou furieux.
La supernova imminente avait rassemblé toute une collection de péchés en un même lieu, de quoi faire sourire les dieux si de telles aberrations existaient encore. Partout ailleurs, l’univers était vide et froid. Mais ici, dans la poche de radiations autour du système binaire, ils avaient reconstitué quelque chose de très proche de l’enfer des anciens. Et ils attendaient le moment où s’allumerait le brasier qui les consumerait tous pour l’éternité.
Ton armure et l’embiote sont comme les deux étoiles du système. L’une dévore l’autre avec une telle boulimie qu’elle va en exploser.
Ah ! Une autre conversation. La politesse voulait qu’il l’alimentât.
« La supernova ? »
La relance n’était pas très élégante, mais elle prouvait qu’il faisait plus qu’écouter. À en juger par son intérêt pour le sujet, l’AnimalVille devait pouvoir monologuer de longues minutes sans le solliciter de nouveau.
Papa !
À l’époque où il avait encore du talent, il eût peut-être tenté de passer l’étoile binaire, de lui accorder, pour le moins, la métaphore d’une impossible animation. Il aurait recueilli sa mort pour mieux la réincarner ensuite.
Papa ! Tu dois écouter Turquoise. Tu dois aider les Organiques, Nadiane et Notre Mère.
Oui, à l’époque où il avait vraiment du talent, il était papa.
Papa, fais-le pour moi.
À cette époque, il était même le meilleur Passeur des Morts de toute la Fédération. Mais il était un si mauvais papa que Marine en était morte.
Ce n’est pas vrai, papa. Tu sais très bien que ce n’est pas vrai ! Tu sais très bien que tu ne pouvais pas m’aider. Mais maintenant tu le peux. Maintenant j’ai besoin de toi.
Une boule de poils tiède remua sur son ventre. Une boule qui se mit à ronronner si fort que deux Mécanistes se retournèrent brutalement.
— Marine ?
Il avait prononcé le nom à voix haute, inondé d’une compréhension qui le transfigura. Marine existait vraiment… Ce n’était pas seulement un fantôme recréé par Notre Mère pour l’empêcher de devenir fou. L’embiote le forçait à sentir la personnalité de sa fille enkystée dans la chair de la Ville. Elle était là, elle vivait ailleurs que dans sa mémoire et elle l’aimait toujours.
Sous le choc, il tenta de s’extraire de Turquoise. Les Voltigeurs se braquèrent sur lui.
Je suis avec Notre Mère, papa. Je suis une part d’elle, maintenant, et nous avons besoin de ton aide.
— Tu as un problème, croque-mort ? s’approcha un Voltigeur.
Le sternum de Gadjio était à la hauteur du genou du Mécaniste et celui-ci se tenait trop près. Le coup de pied qu’il reçut en plein plexus ne fut pas aussi violent que prévu. Mais, si l’embiote parvint une fois de plus à détourner la douleur, il mit de longues secondes à lui permettre de retrouver son souffle. Et, quand le Passeur réussit enfin à remplir ses poumons, il ressentit une colère faite de tant de haine qu’il sut que l’Éclat en était seul initiateur et que le Voltigeur avait eu de la chance qu’il fût emprisonné dans la chair de Turquoise.
Tlaxa avait surveillé la scène du coin de l’œil. Il eut un sourire à peine plus discret que la joie manifestée par les autres Mécanistes.
— On ne parle que si je l’autorise, se pavana-t-il. Vous ne l’aviez pas compris… croque-mort ?
Gadjio ne le regarda même pas.
« Dis-moi comment je peux t’aider, Poussin. »